Sismographie des luttes
Vers une histoire globale des revues critiques et culturelles
La revue a été et est devenue un support d’expression critique générateur de modernité à l'échelle du monde. Elle met à l’épreuve des pratiques artistiques, littéraires et politiques singulières, et se décline à la fois en laboratoire d’expérimentation, atelier d’écriture et tribune. Souvent éphémère, émergeant à l’intérieur d’espaces contraints, elle a permis à des groupes d’intellectuels et d’artistes, de militantes et de militants, de produire une archive de la pensée et d’élaborer un récit alternatif.
Les personnes à l’origine des revues recensées sur ce site et les populations concernées par elles ont connu le colonialisme, les pratiques esclavagistes, l’apartheid et le génocide. D’autres subiront de violentes dictatures, de fortes convulsions politiques et culturelles. La lutte contre l’esclavage est peut-être à la source de ce que l’on nomme une revue critique et culturelle, soit un objet matriciel de la modernité. Tout comme la lutte contre le colonialisme. Si par sa nature le colonialisme a affecté nombre de communautés en leur cohésion sociale et culturelle, ce dernier a lui aussi été extrêmement combattu par l’écrit et le geste.
Durant plus de deux siècles, la revue papier a été l’espace d’expériences protéiformes. Nées dans l’urgence et souvent en contexte colonial, portées par une ambition tant critique, politique, qu’esthétique, poétique et littéraire, les revues ont perpétué une inventivité graphique et scripturale dont il faut souligner la rareté. Elles font constamment irruption dans les luttes que les femmes et les hommes ont menées pour leur émancipation. Faite à la fois de singularités formelles et de volontés politiques en direction de communautés humaines et de leurs aspirations, la revue, cet objet fragile, réalisée bien souvent dans des conditions d’adversité matérielle, sociale et politique fortes, animée par des causes nobles et l’obstination d’auteurs engagés, témoigne d’une puissance plastique rare. Il faut aujourd’hui, à l’ère du tout numérique, en restituer l’apport et mettre en perspective sa fonction formelle, critique, esthétique et politique à l’échelle mondiale.
Le Portail mondial des revues rend compte d'un recensement de périodiques critiques et culturels non-européens ou produits en situations diasporiques, réalisés suite aux courants révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle à l'année 1989 et la fin du monde des deux blocs.
Il entend offrir une ressource inédite apte non seulement à stimuler des approches pionnières pour le champ des Periodical studies, mais aussi à signifier la force et l’étendue des engagements intellectuels et théoriques sur deux siècles.
La démarche généalogique qui a conduit ce travail rend compte, à l’échelle transnationale, de filiations méconnues et de luttes communes, de narrations et de communautés d’intérêt parfois inattendues. La conception du portail a été pensée de manière à faciliter l’exploration de ces connexions : au signalement des revues s’ajoute celui de leurs contributeurs, dont la mobilité physique et conceptuelle peut être mesurée. Des index thématiques amorcent pour leur part une réflexion globale sur de plus larges thématiques : histoire du féminisme, mouvements étudiants, militantisme politico-syndical, situations d’exil et de diaspora.
Né d’un projet essentiellement collaboratif, associant des institutions et des chercheurs internationaux, ce recensement ambitionne de mettre au jour des périodiques rares, qui ne nous sont pas parvenus matériellement ou dont la trace a été ensevelie par l’histoire, et de valoriser les travaux de recherche qui les concernent. La richesse, la vitalité et la variété de cette production éditoriale sera susceptible de renouveler le regard sur cet objet protéiforme qu’est la revue, moteur de subversion et instrument d’émancipation, et plus encore, sur l’histoire de l’art et des idées.