Vicente Huidobro (1893-1948)

Source : « Vicente Huidobro », dans Sismographie des luttes, Paris, INHA/Nouvelles éditions Place, 2020

 

L’œuvre du poète chilien Vicente Huidobro offre un exemple éloquent sur la circulation d’auteurs et d’idées entre l’Europe et l’Amérique latine pendant la première moitié du XXe siècle. Le réseau transnational ainsi tissé, qui œuvra à la consécration des avant-gardes artistiques et politiques, était structuré par la revue critique, support fondamental dans l’activité éditoriale de Huidobro.

S’opposant à l’aristocratie dont il était issu par une attitude anticléricale, il devint un personnage controversé dans un pays natal lesté d’élites conservatrices. Huidobro quitta le Chili en 1916 pour rejoindre les centres artistiques européens confrontés au désastre de la guerre, des « villes qui fument comme des pipes[1] ». Paris devint désormais le centre de gravité d’une vie itinérante entre Madrid, New York, Santiago et Buenos Aires ; il y noua des liens particulièrement productifs avec des figures telles que Picasso, Apollinaire, André Breton, Robert et Sonia Delaunay, entre autres.

La capitale française fut ainsi le laboratoire où Huidobro développa le « créationnisme », théorie esthétique investie par deux axiomes : l’autonomie absolue de l’œuvre et le caractère rationnel de la faculté créatrice. Puisque l’opération poétique établit des liens impossibles entre les objets, puisqu’elle peut en outre inventer ces objets, le poème se doit d’être une interprétation productive et non imitative de la réalité. Huidobro proposait un programme : déserter les principes mimétiques pour s’adonner à la création pure. Pour lui, le rapport du poète avec les mots est du même ordre que celui de Dieu avec l’univers ; l’œuvre du créateur omniscient est en outre le produit d’un effort intellectuel mesuré : « Invente des mondes nouveaux et prends soin de ta parole[2]. »

L’idée d’une pratique artistique constituée d’univers minutieusement affranchis des référents externes semble ainsi contraster avec un militantisme politique assidu. Affilié au Parti communiste chilien, Huidobro défendit activement la cause républicaine pendant la guerre civile espagnole et prit part à la lutte contre le fascisme jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En 1925, il dénonça la corruption de l’oligarchie chilienne dans son journal Acción. Diario de purificación nacional (« Action. Journal de purification nationale »), publié à Santiago, puis il se présenta aux élections présidentielles : « Si l’on me laissait vingt ans avec mon Chili bien aimé entre les mains, vous verriez quel beau poème j’en ferais[3]. »

Les principes politiques et esthétiques de Vicente Huidobro se conjuguent dans une activité éditoriale prolifique. Il fonda et dirigea neuf revues : Musa Joven (« Jeune muse », 1912), Azul (« Bleu », 1913), Creación/Création (1921-1924), Ombligo (« Nombril », 1934), Vital. Revista de higiene social (« Vital. Revue d’hygiène sociale », 1934), Primero de Mayo (« Premier Mai », 1936), Total (1936-1938) et Actual (« Actuel », 1944). Il participa aussi à la fondation et au financement de Nord-Sud (1917), dirigée par Pierre Reverdy, et publia des poèmes en français dans des revues telles que L’Esprit nouveau (1920-1925) et La Vie des lettres (1913-1926). En juin 1930, il présenta dans Transition (1927-1938) un fragment de son ouvrage Altazor, qui devint par la suite l’un des sommets de la poésie latino-américaine[4].

Au-delà de la création d’espaces nouveaux dans le circuit international des avant-gardes, Huidobro fut impliqué dans leur développement théorique. Il contribua activement aux revues Dada (1916-1922) et Le Cœur à barbe (1922) de Tristan Tzara, ainsi qu’aux revues ultraïstes espagnoles Grecia (« Grèce », 1918-1920), Tableros (« Planches », 1921-1922) et Vltra (« Ultra », 1921-1922). Il fut par ailleurs l’un des signataires du « Manifeste dimensioniste » (1936) et appuya en 1938 la formation du groupe surréaliste chilien La Mandrágora et d’une revue éponyme (« La Mandragore » ; 1938-1941).

Les projets éditoriaux de Vicente Huidobro constituent autant de mondes à la fois inédits et ancrés dans des luttes d’émancipation. Ils combinent l’idéal d’une créativité absolue et réflexive avec un souci pragmatique de transformation du monde. Sa recherche esthétique envisageait de repousser les contraintes formelles de l’écriture et du langage[5]. Son militantisme le mena à la mise en péril de sa propre vie : victime d’attentats et de violences récurrentes exercés par ses opposants politiques (des fascistes italiens aux oligarques chiliens), il décéda d’une hémorragie cérébrale attribuée à ses blessures de guerre.

Huidobro envisageait la figure du poète comme celle d’un médiateur entre le monde humain et les mondes de l’art. Puisque pour lui, le « délire poétique » n’était autre chose qu’un état de « superconscience », la lucidité, faculté rare, devint une responsabilité primordiale : « Tandis que la rêverie appartient à tout le monde, le délire ne revient qu’aux poètes[6]. »

 


[1] Vicente Huidobro, « 1914 », dans Hallalí, poème de guerre, Madrid, Jesús López, 1918, n. p.

[2] Id., « Arte Poética », dans El Espejo del Agua, Santiago, Ocho libros, 1916, n. p. Traduction de l’auteur.

[3] Id., « Balance patriótico », Acción, no 1, 5 août 1925, p. 2. Traduction de l’auteur.

[4] « Fragment d’Altazor », Transition, n19-20, juin 1930.

[5] Alfred Melon, « Vincente Huidobro : plus novateur que moi tu meurs », América. Cahiers du CRICCAL, no 6, 1989, p. 35‑47.

[6] Vicente Huidobro, « Manifeste manifestes », dans Manifestes, Paris, La Revue mondiale, 1925, p. 16. Il note plus haut (p. 14-15) : « Le rêve poétique naît généralement d’un état de faiblesse cérébrale, la superconscience, le délire du poète naît d’une écorce cérébrale riche et bien nourrie. »