Huda Sharawi (1879-1947)

Source : « Huda Sharawi », dans Sismographie des luttes, Paris, INHA/Nouvelles éditions Place, 2020

 

Huda Sharawi (1878-1947)

Lorsque paraît le premier numéro de L’Égyptienne (Le Caire, 1925-1940), Huda Sharawi, sa fondatrice, est déjà une figure politique reconnue dans son pays et à l’international. Impliquée comme de nombreuses femmes dans la révolution de 1919 contre l’occupant anglais, elle a présidé en 1920 le Comité central des femmes du Wafd, le plus important parti d’opposition. Avec son mari, Ali Sharawi, et le couple Zaghloul[1], elle s’est illustrée dans la lutte pour l’indépendance égyptienne. En 1923, Huda Sharawi fonde l’Union féministe égyptienne puis forme avec Saiza Nabarawi et Nabwiyya Musa la première délégation égyptienne au Congrès international des femmes à Rome, organisé depuis 1902 par l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes. À leur retour au Caire, les trois femmes se dévoilent sous les applaudissements de la foule. Le dévoilement, simultanément pensé et perçu comme un acte d’émancipation d’une application restrictive de la loi religieuse, de rébellion à l’égard de la réclusion des années de harem, mais aussi comme une forme de soumission aux valeurs prétendument laïques du féminisme occidental, cristallise les tensions internes aux différents courants féministes. Iconoclaste, ce geste imprime durablement l’identité de la revue puisqu’il en orne la couverture du premier au dernier numéro.

La revue féministe, organe de presse de l’Union féministe égyptienne, recueille en ses pages des aspirations politiques plurielles, articulées et parfois contradictoires, celle de promouvoir un féminisme égyptien et celle d’offrir à l’Égypte une place dans les réseaux féministes transnationaux en pleine émergence. Dans le premier numéro est reproduit le programme politique de la Délégation des Dames, présenté en 1924 au Parlement, qui demande tant le droit de vote des femmes que « l’indépendance absolue de l’Égypte et du Soudan[2] ». Dès la « Déclaration » qui introduit ce premier numéro, les autrices témoignent d’une conscience aiguë des relations de pouvoir asymétriques gouvernant la politique internationale en pleine période d’expansion coloniale des pays européens, mais aussi des stéréotypes orientalistes entourant les femmes égyptiennes. Pour les défendre, et parfois non sans condescendance, Sharawi et Nabarawi font le choix paradoxal d’opter pour la langue « de toute l’Élite[3] », le français, se coupant de facto d’un lectorat local pour mieux s’insérer dans une scène féministe largement dominée par les puissances coloniales. Si le choix du français pour L’Égyptienne est un positionnement stratégique et élitiste pour exister dans les réseaux diplomatiques et féministes du Nord, il s’inscrit aussi dans une histoire sexiste de l’apprentissage de la langue en Égypte. Dans les années 1880-1890, l’éducation des filles des classes sociales supérieures, dont Sharawi fait partie, passe par l’apprentissage intensif du Coran et du français. L’enseignement de l’arabe littéraire ne relève pas de leur éducation, empêchant de facto la participation des femmes à la vie juridique, religieuse et politique du pays[4]. Lorsque, vers la fin de sa vie, Huda Sharawi entreprend en arabe ses Mémoires, c’est sous la forme d’une dictée à son secrétaire, car elle ne maîtrise pas l’arabe littéraire. L’affection pour le français parmi les classes dirigeantes en Égypte, effet de l’impérialisme, se comprend aussi comme une prise de position contre l’anglais, langue de la tutelle coloniale. Pour les femmes, il s’agit plus spécifiquement de renverser l’instrument de leur assignation sexiste à la sphère des mondanités en outil d’émancipation politique.

Des textes théoriques ou poétiques de femmes françaises (Jehan d’Ivray, Madeleine Pelletier, Alice Poulleau, Jeanne Marques) sont régulièrement publiés dans L’Égyptienne, aux côtés de retranscriptions de discours féministes de Sharawi ou d’articles de Nabarawi. Les textes de femmes égyptiennes sont plus rares, à l’exception de ceux de la poétesse May Ziadé (Isis Copia) ou des féministes Mounira Sabet et Doria Shafik, qui collaborent épisodiquement. Pourtant, Huda Sharawi évolue d’un féminisme égyptien étalonné aux puissances occidentales à un féminisme panarabe : dans L’Égyptienne se renforce progressivement l’intérêt pour les pays voisins. Davantage d’articles sont consacrés aux conditions de vie et aux figures intellectuelles ou politiques arabes, bien que les Occidentaux continuent d’être très présent. En juin 1938, Sharawi préside au Caire le premier Congrès des femmes d’Orient en faveur de la Palestine. Son engagement pour l’autonomie de la Palestine lui vaut d’ailleurs de quitter avec Saiza Nabarawi et Mounira Sabet le Congrès féministe de Copenhague en 1939 en réaction au refus de celui-ci de se positionner sur la question. Le numéro 157 de L’Égyptienne est intégralement consacré au récit de cette scission. En 1944, Sharawi lance une nouvelle revue féministe, intitulée al-Misriyah (« L’Égyptienne », de nouveau), en arabe cette fois, ultime marque de son engagement décolonial, à l’ancrage plus social et résolument panarabe. Sharawi meurt en 1947, l’année où Doria Shafik prend la direction de La Femme nouvelle, assurant la pérennité de la pensée féministe égyptienne.

 

 

[1] Saad Zaghloul fonde le parti du Wafd (« délégation ») en 1918 ; Safia Zaghloul, féministe, joue un rôle politique important.

[2] « Les revendications des dames égyptiennes », L’Égyptienne, no 1, février 1925, p. 8.

[3] La Direction, « Déclaration », L’Égyptienne, no 1, février 1925, p. 5.

[4] Peu de travaux ont été consacrés en français à Huda Sharawi. À l’article pionnier de Sonia Dayan-Herzbrun, « Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi », Mil neuf cent, no 16, 1998, p. 57-75, s’ajoute désormais l’ouvrage d’Élodie Gaden, Écrire la « femme nouvelle » en Égypte francophone, 1898-1961, Paris, Classiques Garnier, 2019.